Extraits des Souvenirs



Souvenirs de 60 années musicales et 50 années de professorat au Conservatoire de Paris

Extraits
Ouverture des souvenirs
Sur sa "toquade"
Sur la liberté de l'enseignement au Conservatoire
Sur les mamans du Conservatoire
Sur l'écrivain André Léo 
Fin des Souvenirs

Ouverture des souvenirs
p.3
"Comment ces souvenirs ont-ils pris naissance ?
Les souvenirs sont les plus vibrantes impressions ressenties par l'artiste au déclin de ses jours. Ils sont aussi comme une sorte de seconde vie d'un passé qu'il ne peut oublier !

"Ces souvenirs légers, seules traces qu'on aie
Des lambeaux de la vie accrochés en chemin,
Et de tout le bonheur qu'en petite monnaie
Le hasard a laissé tomber en notre main,
Ces souvenirs, ce sont les oiseaux qui se posent
Dans l'arbre sous lequel le voyageur lassé
S'assied en écoutant toutes ces voix qui causent
A travers le feuillage et l'ombre du passé !"
Fernand Rougnon, 1868 (Mon frère bien-aimé, ravi à ma tendresse à l'âge de 26 ans, en 1873. Plusieurs fois, dans le cours de Mes souvenirs, je parlerai de cet ami toujours tant regretté et qui fut un poète de haute valeur).

Dans mes souvenirs, je me suis trouvé forcément entraîné à parler de mon modeste personnage. Je l'ai fait en repoussant toute idée de vanité, avec simplicité, en mettant tous mes soins à relater les faits dans leur plus scrupuleuse exactitude. J'ai voulu éviter de manifester une humilité manquant de sincérité et qui n'est trop souvent, comme je l'ai lu quelque part, que l'artifice d'un orgueil qui s'abaisse pour s'élever. La vraie modestie est une des vertus les plus difficiles à mettre en pratique. On peut cependant tenter d'y parvenir.
Que doit-on demander aux souvenirs d'un artiste ? Des récits authentiques sur les mœurs et les événements qu'il aura été à même d'observer. Ce sont de vivants témoignages qui peuvent avoir tout autant de valeur que les fruits de l'imagination, lorsqu'ils sont rapportés avec fidélité.
Je n'ai jamais quitté le Conservatoire depuis 1861.
J'y entrai comme élève, âgé de 15 ans, étant né à Poitiers en 1846. Je pris ma retraite en 1921 à l'âge de 75 ans. Successivement élève, accompagnateur, répétiteur, professeur titulaire, pendant une soixantaine d'années je me suis régulièrement rendu sans interruption au moins trois fois par semaine au Conservatoire.
Ce fut un vrai chagrin pour moi lorsqu'il fallut quitter cette chère maison dans laquelle j'avais passé tant d'années de travail et d'émotions de toutes sortes.
Très délicatement, l'administration des Beaux-Arts me nomma Professeur honoraire et l'éminent Directeur du Conservatoire actuel veut bien, chaque année, ne pas oublier le vieux serviteur de cette chère École au moment des examens et des concours.
D'autre part, je sais que mes ouvrages pour l'enseignement didactique et que mes œuvres instrumentales sont entre les mains des élèves. C'est une vive satisfaction pour moi de penser que mon souvenir vit encore au Conservatoire, par la présence de quelques unes de mes compositions musicales.
En raison de ma longue carrière artistique, plusieurs de mes collègues et de mes anciens élèves, devenus des artistes célèbres, me conseillèrent d'écrire mes mémoires, en me disant : "Vous avez connu cinq Directeurs depuis Auber jusqu'à Rabaud, fréquenté tout un monde d'artistes et de maîtres en pénétrant dans l'intimité d'un grand nombre ; vous avez pris une part active à une quantité de manifestations artistiques, littéraires, mondaines, sociales. Vous n'aurez qu'à glaner au milieu de ce vaste champ ; vous cueillerez au passage quelques fleurs du souvenir et vous en formerez un ensemble de faits, d'études de caractères, dans une forme anecdotique et pittoresque".
J'objectai qu'en raison d'une vie dans laquelle mes goûts m'avaient plutôt conduit dans les sentiers ombreux que sur les grandes routes lumineuses, je ne me trouvai guère appelé, au sortir de cette vie, à la terminer par la publication de souvenirs pouvant prendre l'apparence d'une publicité que je n'avais jamais recherchée auparavant. En conséquence, je laissai mes souvenirs s'envoler au pays des songes...
Quelque temps après, je partis en vacances pour le Poitou, ma terre natale, où je vais chaque année séjourner dans mon vieux logis familial. Là, sous les charmants ombrages sur les bords de la Vienne, entourée de mes petits-enfants qui gambadent autour de leur grand-papa, je rêve du passé, car je suis arrivé à cet âge où l'on ne peut plus former des rêves d'avenir ! Les souvenirs de ce passé abondent dans ma mémoire. Alors, en songeant aux aimables invitations de mes amis, la fantaisie me prit un jour de fixer sur le papier tous ces souvenirs avec le désir de les destiner à mes chers petits-enfants pour leur être remis à leur quinzième année, afin de leur apprendre qu'au milieu de toutes les agitations de la vie, l'homme doit poursuivre sa route avec énergie et droiture, sans jamais se décourager ni s’abandonner aux impulsions d'envies, de haine, d'amertume.
Enfin, voilà comment, sous l'empire de la gracieuse et bienveillante insistance de quelques amis, ces souvenirs ont pris naissance, alors que jamais, personnellement, je n'aurais songé à semblable chose".


Sur sa "toquade"
p21
"À cette époque, j'avais une toquade ! Qui n'en a pas eu dans sa vie ? Auber aimait les chevaux, Clapisson, les vieux instruments, le peintre Ingres adorait jouer du violon, le professeur Marmontel collectionnait les tableaux ; mon ami, Albert Lavignac s'occupait avec intérêt d'astronomie et on voyait chez lui de grandes lunettes pour regarder dans les astres ! Moi, je regardais dans les mains et cherchais à découvrir le mystère des écritures. La chiromancie et la graphologie étaient ma toquade ! J'avais lu une quantité d'ouvrages sur ces deux sciences et je me croyais très savant, alors qu'en réalité, je ne savais presque rien !...
Dans une de ses soirées, la bonne Miss Anna E... me présenta à un vieillard vêtu dans un costume minable ! Il portait un habit, un pantalon et un gilet tout râpés, tachés et jaunis par l'usage et le temps. Sur le devant de sa chemise et sur les poignets, on voyait de simples épingles pour remplacer les boutons.
Cet étrange vieillard n'était autre que le célèbre abbé Michon, auteur d'un traité de graphologie absolument remarquable. Ma grande surprise de voir un prêtre dans une tel costume une fois calmée, j'eus une longue conversation avec ce savant et, en quelques minutes, j'appris par lui une quantité de détails intéressants sur certaines particularités graphologiques. Je fus également obligé de reconnaître combien  mon modeste savoir était superficiel !... Mais un jour vint où je renonçai à ma toquade, car dans les soirées mondaines j'éprouvais une réelle lassitude à donner satisfaction à toutes les personnes qui venaient me présenter leurs mains pour y lire un passé qu'elles connaissaient cependant bien mieux que moi et, aussi, leur avenir ! Après m'être fait entendre au piano dans des oeuvres fatigantes de Chopin, de Schumann, de Liszt, de Mendelssohn, j'éprouvais plutôt le besoin de prendre un peu de repos ! Il fallait trouver quelque chose de varié à dire à toutes ces clientes mondaines et surtout ne froisser personne dans l'interprétation des lignes de la main.
D'autre part, chez moi, j'avais toujours mon bureau envahi par une quantité de lettres provenant d'amis qui me demandaient des renseignements graphologiques sur telle ou telle personne : une mère désirait connaître le caractère du fiancé de sa fille ; un mari ombrageux me consultait sur les sentiments de fidélité de son épouse ; une belle-mère désirait être fixée sur la moralité de son gendre !
Il fallait répondre à tout ce monde ! Que de temps, et... de timbres-postes gaspillés futilement ! Finalement, je pris un parti héroïque et je suspendis mes consultations, entièrement amicales et gratuites du reste !... Ce fut parmi mes relations un tolle général ! Je tins bon et m'en trouvai très bien !"


Sur la liberté de l'enseignement au Conservatoire
p34
"L'enseignement et la fréquentation de tous ces professeurs de chant m'intéressait tout particulièrement.
J'avais observé, aussi bien au Conservatoire qu'en dehors de cette école, que chaque professeur de chant cherchait à avoir une méthode et des procédés d'enseignement différant de ceux de ses collègues. Chez quelques uns, l'excentricité de ces procédés n'était pas sans provoquer des critiques ironiques. Celui-ci prétendait qu'il fallait tirer les sons avec certains mouvements de l'épigastre, ce qui faisait dire qu'il apprenait à chanter du ventre. Tel autre voulait que les sons fussent émis avec les lèvres complètement closes et faisait chanter des vocalises entières en employant ce procédé.
Certains professeurs ne faisaient absolument chanter à leurs élèves que des exercices et des vocalises, imitant en cela le célèbre professeur de chant italien Porpora, compositeur de l'école napolitaine, né à Naples en 1686 et mort en 1766, lequel forma des chanteurs remarquables et entre autres Farinelli, l'un des plus grands chanteurs italiens du XVIIIème siècle.
Au contraire, d'autres maîtres supprimaient les exercices de vocalises et, systématiquement, ne faisaient chanter que des airs d'opéra.
En résumé, l'expérience m'a appris qu'en matière d'enseignement, le principal est de bien connaître les moyens, le tempérament, les dispositions naturelles des élèves et de se conformer aux éléments physiques et intellectuels appartenant à chacun d'eux.
Tel procédé d'enseignement sera favorable à l'un et deviendra inopérant pour un autre.
Depuis mon entrée au Conservatoire, en qualité d'élève, jusqu'à ma sortie en qualité de retraité, j'ai connu une quantité de professeurs de chant se succédant les uns aux autres en apportant chacun leurs systèmes, leurs procédés, leurs méthodes.
La même observation peut être faite pour toutes les branches du vaste enseignement musical au Conservatoire : solfège, instruments de musique, harmonie, contre-point et fugue, composition. Chaque professeur enseigne selon ses idées personnelles et sous sa propre responsabilité. Ce sont les succès de ses élèves dans les examens et les concours qui viennent démontrer sa valeur.
C'est donc une grosse erreur de prétendre qu'au Conservatoire, l'enseignement est rétrograde et soumis à une unité de doctrines qui établit une sorte d'éteignoir paralysant les progrès des élèves. Je ne connais pas d'établissement scolaire musical où l'enseignement soit plus libre et plus libéral, laissant aux élèves toute latitude de pouvoir utiliser, selon les impulsions de leur nature, les principes qu'ils y ont recueillis".


Sur les mamans du Conservatoire 
p 54

Elles sont admirables les mamans des élèves du Conservatoire : admirables de dévouement et d'endurance inlassable.
Se refusant à laisser aller leurs enfants seuls à leurs cours, elles les accompagnent. Avec la bienveillante tolérance de l'administration, elles assistent aux classes.
Pendant les deux heures que dure la classe, elles restent là, assises sur des bancs de bois adossés aux murs. Les unes font de la tapisserie et de la broderie. Les autres, plus modestement, ourlent des mouchoirs et des serviettes. Quelques unes restent les bras croisés en méditant sur l'inconstance des choses humaines. Enfin, on en voit qui se livrent au douceur d'un sommeil réparateur ! Il a fallu se lever à la première heure et tout préparer pour le petit-déjeuner du papa et de l'enfant. Il ne faut pas perdre de temps : le professeur (et il a raison) désire que les élèves soit exacts à l'heure prescrite !

Pauvres mamans ! Que d'émotions et d'angoisses n'ont-elles pas à subir les jours d'examen et de concours ? Quelle joie, lorsque le succès couronne tant d'efforts et de travaux ! Mais, quel effondrement moral quand les résultats négatifs viennent jeter dans le cœur les regrets, le chagrin, quelquefois de l'amertume !...

Que de fois ne suis-je pas allé dans ces intérieurs modestes essayer de porter quelques paroles de consolation ! Que de confidences intimes n'ai-je pas recueillies de la part de ces dignes mamans !... Il faut acheter une quantité considérable de musique, faire prendre des leçons particulières, subvenir aux frais de toilette de la chère fille, afin qu'elle se présente aussi gentille que possible devant le jury ! Tout cela nécessite des dépenses bien lourdes, auxquelles les chers parents ne parviennent à satisfaire qu'au prix d'une abnégation sans bornes. Cette abnégation, ces privations, on n'en parle pas : elles ont lieu dans la modestie et la dignité du devoir accompli.

Oui, elles sont admirables les mamans des élèves du Conservatoire !

Toutefois, quelques unes se font remarquer par leurs incessantes réclamations qui, souvent, fatiguent sans profit le professeur : elles prétendent que leur enfant est délaissée par ce dernier, alors que d'autres semblent favorisées. Si cette enfant n'a pas réussi à l'examen ou au concours, c'est parce qu'elle n'a pas été recommandée. Telle camarade fait étalage de ses toilettes et regarde avec mépris les autres élèves !
Enfin, ces manifestations plus ou moins malveillantes font partie de ces mille et mille petites misères morales qui peuvent s'observer journellement dans notre humanité.
L'amour des parents pour leurs enfants est parfois aveugle ! Qu'importe ! Passons et ne considérons que les rayons qui ne peuvent être amoindris par les quelques ombres passagères...


Sur l'écrivain André Léo
Tout jeune, pendant que je suivais les classes au lycée Condorcet (alors lycée Bonaparte), dans les dernières années du second Empire, ma mère nous emmenait, mon frère et moi, en visite chez une intime amie. Cette digne femme, veuve d'un proscrit politique, lequel avait combattu le gouvernement impérial dans la presse provinciale du centre de la France, était une femme de lettres de haute valeur. Elle venait de publier le Mariage scandaleux, roman qui avait été reconnu comme un chef d’œuvre et avait tout de suite classé son auteur à un rang élevé dans la littérature. Notre amie signait ses œuvres du nom d'André Léo, prénoms de ses deux fils, alors que son vrai nom était madame Champseix.
Elle habitait dans un très modeste appartement au 5°étage, rue Nollet, aux Batignolles. J'ai vu défiler dans cet appartement, plusieurs hommes politiques, puis une quantité de célébrités littéraires : Victor Hugo, aux yeux pleins d'expression et avec un aspect de bon vieux grand-papa ; Henri Rochefort, ironiste amer ; M et Mme Jules Simon, solennels ; madame Floquet, femme de Floquet, dont on voit la statue au boulevard Richard Lenoir ; Guéroult, député et directeur de l'Opinion Nationale, journal qui avait été fondé dans le but de combattre l'empire, et Mme Guéroult, femme charmante, très artiste ; Havin, député et directeur du journal Le Siècle ; J. Levallois, critique littéraire ; les frères Reclus, Mme Elisa Lemonnier, fondatrice des Ecoles professionnelles de jeunes filles ; Mlle Julie Toussaint et Mme Kergomard qui, plus tard, après l'établissement de la République, devinrent de hautes dignitaires au Ministère de l'Instruction publique, et encore un simple ouvrier de rare intelligence et socialiste outrancier : Benoît Malon, lequel, en 1871, fut élu membre de la Commune. Je ne peux nommer toutes les personnalités littéraires et politiques que j'ai vues et entendues discourir chez Mme André Léo, mais toute cette Société exprimait des idées très avancées sur les bienfaits de la République, du socialisme. On ne se gênait pas de parler avec mépris et haine du régime impérial, à la chute duquel on aspirait dans tout ce monde de républicains ardents. Mon frère et moi, nous observions combien d'hommes d'apparence la plus douce devenaient violents lorsqu'ils parlaient de l'Empereur".





Fin des Souvenirs

p.146
"Si parfois la mélancolie des regrets vient assombrir le cœur des pauvres vieux, ils peuvent parvenir à les adoucir en songeant que chez l'homme âgé, la sagesse consiste à savoir jouir des avantages acquis et à ne pas trop regretter ceux qui lui ont échappé.
L'espérance appartient à la jeunesse, l'âge mur désire vivre de réalités, mais la vieillesse doit se résigner à vivre au milieu des souvenirs !... Elle a, du moins, cette consolation de voir la jeunesse s'avancer vers l'avenir avec les élans d'un optimisme enthousiasme, forte non seulement de son énergie latente, mais encore des exemples et des expériences du passé.
A la chute de mes jours, avant d'entrer dans l'éternelle nuit, je travaille à me pénétrer de ces raisonnables pensées !...
Paul Rougnon
Bonnes et Paris (1924)